Port de Marseille, 25 mars 1894.
Le paquebot Océanien pénétra dans le port de Marseille le 25 mars 1894 à dix heures du matin dans l’indifférence générale. Le capitaine eut beau actionner la sirène à plusieurs reprises, seuls les manutentionnaires et les employés du remorqueur attendaient impatiemment sur les docks que le navire accoste pour effectuer leur travail. La population marseillaise toujours prompte à faire la fête boudait ce matin-là l’arrivée du bateau. Le déluge d’eau qui s’abattait sans discontinuer depuis vingt-quatre heures sur la ville, clouant les habitants chez eux, n’était pas étranger à cette désaffection. Ce fut donc sous une averse que Jean, accompagné de son ami Maurice et de sa nouvelle compagne Frida, débarqua sur le quai. Le temps d’atteindre le premier café et ils furent mouillés jusqu’aux os. Ils restèrent, deux bonnes heures, dans cette gargote qui sentait le poisson, ne se hasardant pas à s’aventurer à l’extérieur de peur d’être emportés par une bourrasque qui venait s’ajouter aux désagréments de la pluie. Ils se blottirent contre le poêle pour se réchauffer et sécher leurs vêtements.
Quelques habitués jouaient aux cartes au fond de la salle, insensibles aux relents de marée qui incommodaient la plupart des nouveaux venus quand ceux-ci osaient s’y engager malgré l’hostilité du décor. Sans ces conditions météorologiques catastrophiques, le trio aurait fui vers un autre lieu plus agréable. Décidément, cette journée s’annonçait épouvantable. À peine mirent-ils un pied à l’intérieur que Maurice demanda timidement en se pinçant le nez :
— Vous ne croyez pas que nous pourrions changer de café, cette odeur est très déplaisante ?
Sa sollicitation tomba à plat, lui-même n’attendait pas de réponse, il suffisait de voir la moue qu’il faisait en observant les tourbillons de pluie qui s’abattaient sur le toit du garage d’en face. Il semblait résigné à endurer cette situation. Jean, quant à lui, ne réagit pas, il pensait qu’ils avaient vécu des choses bien pires au Tonkin, mais surtout, il souhaitait jouir de ce répit pour écrire une lettre à ses cousins. Une fois qu’elle fut rédigée et placée sous enveloppe, il la confia au tenancier qui encaissa 30 sous[i] pour les frais d’envoi. Ce dernier promit de la remettre au facteur dans l’après-midi.
Enfin, le vent faiblit en intensité et la pluie cessa comme par enchantement. Ils profitèrent de cette accalmie pour partir à la recherche d’un hôtel pour la nuit. Bien que leurs habits soient presque secs, Jean eut la désagréable surprise en quittant le café de constater que l’odeur de poisson n’avait pas disparu, elle avait imprégné leurs vêtements, ce qui le chagrina beaucoup et lui fit regretter de ne pas avoir suivi le conseil de Maurice. Il ne cacha pas son mécontentement :
— Nous aurions dû t’écouter, ce soir, je vais être obligé de les laver, si je ne veux pas incommoder tous les passagers du train.
— C’est une bonne résolution pour se réserver le wagon, indiqua Maurice.
Ils louèrent deux chambres à l’hôtel d’Indochine, le nom fut le seul critère qui guida leur choix, car l’établissement était plutôt banal et le prix injustifié. Demain, ils aviseraient et essaieraient de trouver une pension plus en rapport avec leurs moyens.
Gare de Marseille, le 27 mars 1894.
À trois reprises, Maurice avait gentiment fait remarquer sans succès à son ami qu’il était grand temps de mettre ses bagages dans le train. Jean ne parvenait pas à s’y résoudre, il restait au pied du wagon à évoquer ses souvenirs coloniaux. Il fallut l’intervention du contrôleur pour lui rappeler que le départ était imminent. L’employé de la compagnie des chemins de fer referma la portière derrière lui, et craignant que son passager ne redescende sur le quai, il s’assura qu’il s’installait bien à sa place. Jean se précipita dans sa voiture pour ouvrir la fenêtre afin de saluer une dernière fois celui qui était resté constamment à ses côtés durant ces trois dernières années, et ce, quelles que soient les circonstances, dans les bons et dans les mauvais moments. La locomotive prit de la vitesse ; l’image de Maurice rétrécissait à vue d’œil, jusqu’au moment où elle disparut définitivement du champ de vision lorsque les rails amorcèrent une courbure. Le paysage défilait, les maisons se succédaient, d’abord serrées les unes contre les autres dans les quartiers ouvriers, comme pour mieux se préserver de la misère, puis elles se firent de plus en plus rares en arrivant chez les bourgeois qui voulaient affirmer leur richesse. Enfin, les distances entre deux constructions devinrent si grandes que l’on ne pouvait plus parler de faubourg. Il était évident que le convoi venait de quitter l’agglomération pour parcourir la campagne provençale chère à Alphonse Daudet[ii]. Jean, perdu dans ses songes, était resté durant tout ce temps, la tête penchée à l’extérieur ; l’air frais s’engouffrait dans ses poumons et lui fouettait le visage sans qu’il s’en aperçoive. Il n’envisagea pas une minute de se mettre à l’abri, tant son esprit était habité de souvenirs vécus dans les rizières tonkinoises.
Il fut contraint de se retirer lorsqu’un énorme panache de fumée vint lui noircir la figure et le fit suffoquer. Il se laissa tomber de tout son poids sur la banquette qui émit un sinistre craquement au point qu’il pensa avoir fendu une ou deux lattes. Le compartiment étant vide, il préféra occuper la place opposée qui était dans le sens de la marche. Jean ressentit des frissons dans tout son corps, suivi de tremblements qui déclenchèrent aussitôt des éternuements et des claquements de dents. Il avait l’habitude de ce genre de malaise qui n’était pas dû au courant d’air, mais relevait plutôt du domaine psychologique. La solitude lui pesait et il éprouvait comme un sentiment d’abandon dans ce train qui le ramenait à Paris.
Depuis l’assassinat de Suong, il n’arrivait pas à remonter la pente. Il se sentait responsable de sa mort. Quel terrible destin pour celui qui avait souhaité partir loin de Paris afin d’oublier son chagrin et vaincre sa nostalgie ! Alors qu’il n’avait plus le goût de vivre, et qu’il avait envisagé de périr en héros sous le feu des balles ennemies, il revenait bardé de médailles pour avoir combattu des autochtones qui luttaient pour leur liberté et leur survie.
Pire encore, pour subsister, il en avait tué de ses propres mains. Comment en était-il arrivé là ? Comment pourrait-il oublier tous ces jeunes, morts sous nos tirs, qui ne rêvaient que de vivre sur leurs terres ancestrales ? Suong, par amour pour lui, avait trahi les siens et l’avait payé de sa vie. Comment ressortir indemne d’une telle aventure ?
Même Maurice venait de l’abandonner. Il restait à Marseille auprès d’une femme ravissante. Il avait eu beau lui dire qu’il le suivrait à Paris où ils pourraient faire la fête ensemble, il n’avait pas résisté longtemps aux charmes de Frida, une belle Allemande à la peau cuivrée qu’il avait rencontrée sur le bateau. Jean ne lui en voulait pas, il avait connu ces moments d’exaltation deux fois dans sa vie.
L’amitié qui s’était forgée entre eux au cours de ces trois années passées loin de leur terre natale n’avait pas survécu aux jeux dangereux de l’amour. Pourtant, Jean et Maurice avaient frôlé la mort plusieurs fois et s’étaient mutuellement portés secours. Ils ne revenaient pas intacts de ces territoires lointains. L’un comme l’autre avait subi des séquelles physiques et morales qui les marqueraient pour le restant de leurs jours. Maurice, depuis qu’il était tombé éperdument amoureux de Frida, ne pensait plus aux scènes atroces qui hantaient continuellement son esprit. Par amitié, il avait conseillé à Jean de demeurer quelque temps à Marseille pour se réadapter à la vie de la métropole avant de regagner Paris. Jean n’avait pas accepté cette offre, il ne souhaitait pas gâcher le bonheur de son copain. La vie avait tourné pour eux. Il ne pensait pas beaucoup à ses amis, lorsqu’il était auprès de Suong ; pourquoi, en serait-il autrement aujourd’hui pour Maurice ?
*
En gare de Valence, une famille vint s’installer dans son compartiment. Jean considéra en les voyant qu’ils s’étaient trompés de wagon. Le père regarda son ticket et acquiesça de la tête en lisant le numéro affiché au-dessus de la porte. Il ne pouvait donc en aucun cas s’agir d’une erreur de sa part. Pourtant, ils avaient l’élégance et les manières qui caractérisaient les riches. Leurs vêtements étaient de bonne facture et tranchaient avec ceux habituellement portés par les passagers de la classe économique. Jean essaya de percer leur secret : peut-être qu’un revers de fortune les obligeait à voyager parmi les pauvres, ou, a contrario, il s’agissait d’une famille modeste qui portait des habits de cérémonie pour se rendre à Paris. Beaucoup de provinciaux pensaient qu’il était de bon ton de s’endimancher pour visiter la capitale. Jean ne parvenait pas à choisir entre ces deux possibilités, cela avait l’avantage d’occuper son esprit. Il observa les nouveaux arrivants. Le père dont le poids dépassait le quintal s’assit dans un premier temps en face de lui. Il se releva immédiatement et, prenant l’entourage à témoin, se plaignit sans aucune retenue de l’état des sièges :
— Ils pourraient réparer la banquette, elle est toute défoncée.
Jean piqua du nez, il n’osait pas le regarder de peur qu’il révèle son méfait à tout le monde. C’était une réaction puérile de sa part, car aucun voyageur n’était présent lors de l’incident. La femme rompit le silence :
— Échangez votre place avec celle de Pierre, il est plus mince, il n’a aucune chance de passer au travers.
L’homme ne répondit rien à son épouse, mais suivit toutefois ses conseils. Le vouvoiement entre les époux renforçait l’idée première de Jean quant à leur appartenance bourgeoise.
Après quelques minutes d’agitation pendant lesquelles la famille chercha ses marques, tout le monde fit le silence. Les deux enfants s’endormirent rapidement, imités par leur père qui émit d’épouvantables ronflements. Seule la femme resta éveillée. Elle ne pouvait s’empêcher d’observer Jean, qui se rendit compte avec amusement de son manège. À la voir ainsi, il imagina aisément qu’elle était prête à entamer une conversation avec lui, mais il n’osait pas faire le premier pas. Ce n’était point par timidité, mais juste la peur de réveiller son mari ou ses enfants. Il s’inquiétait surtout d’avoir droit à une scène de la part de son époux, dont celui-ci semblait être coutumier.
Jean quitta le compartiment et erra dans les voitures à la recherche d’un endroit plus tranquille. Il revint sans avoir trouvé une seule place de libre. Le contrôleur qu’il interrogea lui confirma que, jusqu’à Lyon, tous les sièges étaient occupés. Au moment de se rasseoir, la femme l’attendait dans le couloir. Elle lui fit comprendre qu’elle désirait lui parler loin de son mari, qui risquait à tout moment de les surprendre. Cette situation imprévue piqua la curiosité de Jean qui emboîta le pas de la belle passagère. Ce ne fut qu’à cet instant précis qu’il prit la peine d’examiner sa voisine. Il dut admettre qu’elle était fort jolie et bien plus jeune que son époux. Il devait s’agir d’un mariage de raison comme il y en avait trop souvent. Pour Jean, cette grande différence d’âge expliquait le comportement de la belle inconnue, il avait vu beaucoup de ses amis sous les tropiques avoir des aventures avec des jeunes femmes que le mari un peu trop âgé ne pouvait satisfaire. Cette situation en aurait réjoui plus d’un, mais Jean traversait une mauvaise passe qui ne l’incitait guère à avoir une aventure amoureuse dans un train. Seulement, voilà ! Difficile d’échapper aux griffes de la belle aventurière. Il dut la suivre et l’écouter. L’histoire n’était pas exactement ce qu’il escomptait.
— Aidez-moi, je vous en supplie. Une fois arrivée à Paris… Rassurez-moi, vous allez bien à Paris ?
N’obtenant pas de réponse, elle continua :
— Donc, une fois là-bas, ne me laissez pas avec cet homme, je vous en conjure.
— C’est votre mari ?
— Pas exactement, il s’agit du baron Von Stramp, je suis ou plutôt j’ai eu la faiblesse d’être sa maîtresse. Son épouse se repose dans un établissement spécialisé, c’est elle qui possède la fortune. Ses jours sont comptés, d’après le baron qui, pour m’attirer, a fait miroiter monts et merveilles afin que je m’occupe de ses enfants. Il s’est même dit prêt à m’épouser à la mort de sa femme. Lorsque j’ai compris que cette situation allait perdurer longtemps, j’ai voulu reprendre ma liberté. Il a refusé, et depuis, il me séquestre. C’est un malade, j’ai peur qu’il me tue.
— Les enfants qui sont avec vous, ce sont les siens ?
— Oui, je suis un peu jeune pour avoir des enfants de cet âge-là. Nous sommes venus les rechercher, il les avait laissés en vacances chez ses parents qui ont une propriété près de Valence.
Jean se trouvait devant un dilemme, cette femme était ravissante, un homme d’honneur se devait de l’aider et répondre à son cri de détresse. Cette histoire était tellement inattendue qu’il ne savait quoi rétorquer :
— S’il vous séquestre, pourquoi ne pas en toucher un mot au contrôleur qui préviendra la police ?
— Vous ne le connaissez pas, il est riche et très influent, il est député. Tous les torts seront pour moi. J’ai trop peur de subir le même sort que son épouse, qui n’est nullement atteinte d’une maladie incurable comme il me l’a affirmé, mais qui' a fait enfermer dans une clinique psychiatrique.
Jean était littéralement sous le charme de la jeune femme, sa voix opérait sur lui un effet magique, à l’instar des sirènes. Il imagina un instant s’inventer une vie pour envoûter la belle, si tant est qu’elle eût besoin d’être séduite. Il semblait que les rôles étaient un tant soit peu inversés. Il préféra lui avouer sa modeste situation.
— Je voudrais bien vous aider, mais je ne vois pas ce que je peux vous apporter. Je reviens du Tonkin où j’ai passé trois années à défendre les intérêts de mon pays, je n’ai ni travail ni logement, et comme seule famille des cousins qui possèdent un café dans lequel j’étais serveur avant d’être appelé sous les drapeaux.
— Je peux vous procurer travail et logement, je connais beaucoup de monde dans ce milieu. Vous me paraissez être un jeune homme sérieux, je vous fais confiance.
Jean n’en croyait pas ses oreilles, si cette femme avait raison, pourquoi ne pas saisir cette chance et la suivre, ce n’était pas lui qui lui venait en aide, c’était elle qui le secourait. Il devait tout de même rester prudent, peut-être avait-il affaire à une mythomane ? Une question lui brûlait les lèvres depuis le début :
— Le baron est une personne riche, alors pourquoi voyagez-vous en troisième classe ?
— Vous faites erreur, il n’a pas acheté des billets de troisième classe, il prend toujours des premières, mais, cette fois-ci, le train était complet de Valence à Lyon. Il ne pouvait pas remettre ce déplacement, et, malgré sa fierté, il a dû accepter de s’asseoir dans ce compartiment jusqu’à Lyon. Il est mort de trouille qu’un de ses amis le surprenne en classe économique. Il pense que celui-ci en ferait ses choux gras et propagerait le bruit dans tout Paris que sa femme a trouvé le moyen de le priver de sa fortune.
— Elle est si riche que ça, sa femme ?
— Immensément riche ! C’est pourquoi il ne peut divorcer ; il se retrouverait sans le sou et cela se sait dans les milieux aisés. Que ce bruit se répande et les portes se ferment, vous comprenez qu’il soit inquiet.
— À Lyon, vous changez de wagon ?
— Évidemment, c’est pourquoi j’ai peu de temps pour vous parler, je vais vous écrire un mot que je glisserai dans votre poche. Je vais faire des prières pour que ma supplique ne reste pas lettre morte. Il faut que je regagne ma place, Louis-Gontran ne va pas somnoler indéfiniment.
Avant de rejoindre son siège, elle embrassa Jean sur la joue et lui murmura :
— Je m’appelle Martine et vous, je suis curieuse de connaître votre prénom ?
— Jean.
— Comme mon père, merci d’avance, je lis dans vos yeux que vous allez m’aider.
Elle l’embrassa de nouveau, mais cette fois-ci un peu plus près des lèvres. Jean n’était pas insensible aux charmes de cette jeune femme. Il n’osait se l’avouer, mais il savait qu’elle avait raison lorsqu’elle promettait de l’aider. Il avait du mal à croire cette histoire de femme soumise et apeurée, il suffisait qu’il se rappelle de quelle façon elle s’était adressée à son conjoint pour lui demander de changer de banquette. Son ton était sans équivoque, Jean, qui s’attendait à une réaction du mari, avait été surpris de le voir s’exécuter sans rien dire. Tout cela sonnait faux. Non, il pensait qu’elle ne recherchait avec lui que la bagatelle. D’ailleurs, dans le compartiment, il y avait un homme seul qui était monté en même temps qu’eux. Pourquoi ne s’était-elle pas adressée à lui ? Il avait l’âge du baron et aurait certainement compati à ses malheurs. Non, c’était lui qu’elle avait choisi, justement pour sa jeunesse et peut-être aussi pour son physique.
R
[i] Sou : nom d’une ancienne monnaie, après l’avènement du franc en 1795, les Français continuent d’utiliser cette appellation. Vingt sous équivalaient à un franc, donc 30 sous faisaient 1,50 franc.
[ii] Alphonse Daudet, écrivain français né à Nîmes le 13 mai 1840 et mort à Paris le 16 décembre 1897. Après des études secondaires à Lyon, il exerce les métiers de maître d’étude et secrétaire avant de se consacrer à l’écriture comme chroniqueur au Figaro, puis comme romancier en 1862. Nombre de récits de son livre « Les lettres de mon moulin » connaîtront un énorme succès, comme la chèvre de monsieur Seguin ou les trois messes basses.